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Claude Lévi Strauss, une vie décentrée

Vincent Debaene

In occasione del centenario di Lévi-Strauss, Philosophie magazine, n.  21, 2008 ha diffuso sul web (http://www.philomag.com/fiche-dossiers.php?id=45) un dossier dedicato all’antropologo articolato in tre parti. Quella che riportiamo sotto, “Une vite decentrée ”, è la prima.


Pour fêter les 100ans de l'ethnologue, les éditions Gallimard font entrer son oeuvre dans la collection de
la Pléiade. L'occasion de redécouvrir le travail de celui qui, après avoir introduit le structuralisme en France et connu le succès avec Tristes Tropiques, récit de ses aventures brésiliennes, se tient aujourd'hui à distance du monde.



Claude Lévi-Strauss fêtera ses 100 ans le 28­ novembre prochain. Pour prendre la mesure d'une telle affirmation, il faut la reformuler, par exemple en ces termes: l'armistice mettant fin à la Première Guerre mondiale a été signé quelques jours avant son dixième anniversaire.
Il était sur le point d'avoir 60 ans en Mai 1968. (Qu'on ne s'étonne donc pas que «les structures ne soient pas descendues dans la rue» et que Claude Lévi-Strauss ait considéré les «événements de Mai» d'un oeil distant: cette distance était d'abord celle de l'âge.) Il était dans sa quinzième année lorsqu'il a assisté à la création des Noces d'Igor Stravinski au théâtre du Châtelet en juin 1923, expérience qu'il décrit plus tard comme une «fulgurante révélation»; Marcel Proust était mort quelques mois auparavant et, un an plus tard, était publié le premier Manifeste du surréalisme.

De tels ajustements du regard historique sont nécessaires pour comprendre ce que signifie l'extrême longévité. Sous l'étiquette commode de «structuralisme», on associe (à tort) la pensée de Claude Lévi-Strauss avec celles de Roland Barthes et de Michel Foucault, mais le premier est le cadet de Lévi-Strauss de sept ans, le second de dix-huit ans. L'ethnologue est de la génération intellectuelle des Jean-Paul Sartre, Maurice Merleau-Ponty, Raymond Aron, Simone de Beauvoir ou encore Maurice Blanchot. La différence est essentielle, parce que cela signifie qu'il a connu la Grande Guerre, non pas au front, mais sans qu'elle soit pour autant de l'ordre du récit historique, familial ou officiel, des souvenirs personnels y demeurent attachés. Claude Lévi-Strauss est ainsi devenu adulte dans des années où le pacifisme était l'idéologie dominante et déterminait, pour les intellectuels, à la fois la nécessité de l'engagement politique et son contenu. La première partie de sa formation ressemble à celle de nombreux membres de la «génération de 1905». Elle associe études universitaires (droit et philosophie) et militantisme à gauche (il adhère à la SFIO, futur PS, dès 1926 et y est très actif). Mais le peu d'échos rencontré par ses initiatives politiques, la nomination dans des lycées éloignés de la capitale, le dégoût que lui inspire une philosophie qui lui apparaît comme une jonglerie intellectuelle et dont l'enseignement répétitif l'ennuie: tout cela le conduit à abandonner ce projet de double carrière. Ce faisant, il abandonne également un mode particulier de conciliation entre réflexion théorique et action politique.

Dans ces années 1933-1934, il découvre l'ethnologie. À travers l'enquête de terrain, cette discipline semble promettre une autre combinaison entre théorie et pratique, et une alliance harmonieuse entre la réflexion et l'action. Parti au Brésil en 1935 pour occuper la chaire de sociologie de la nouvelle université de São Paulo, Claude Lévi-Strauss gagne ses galons d'ethnographe grâce à deux expéditions dans l'Ouest brésilien, l'une en 1935-1936, l'autre en 1938. Pourtant, comme il le raconte plus tard dans Tristes Tropiques, cette expérience n'est pas aussi satisfaisante qu'il l'avait rêvée. Certes, il a recueilli des informations inédites et ses travaux sont salués par des pairs confirmés, mais il a été confronté à des formes sociales moribondes et, surtout, il a eu le sentiment que la réalité indigène demeurait insaisissable au cours de l'enquête. Cela peut venir d'une insuffisance circonstancielle du terrain (il aurait fallu rester plus longtemps, se porter vers des populations mieux préservées…), mais cela peut aussi vouloir dire que la réalité sociale est inaccessible dans l'expérience et que seul un travail théorique peut rendre manifestes les principes qui la gouvernent. Le retour en France au printemps 1939 est donc une période de crise à la fois intellectuelle et personnelle: il se sépare de sa femme Dina; il songe à écrire un roman (le titre est déjà là: Tristes Tropiques) et il reprend le texte d'une pièce de théâtre commencée sur le terrain et intitulée L'Apothéose d'Auguste. Elle met en scène Cinna, un explorateur de retour à Rome après dix ans d'aventures, et Auguste, son ancien camarade, empereur sur le point d'être divinisé. Tous deux s'interrogent sur le sens qu'ils ont voulu donner à leur vie et, à nouveau, la question de l'accomplissement de soi dans l'action ou dans la connaissance est posée*.

La mobilisation puis la guerre et l'exil ne laissent guère à Claude Lévi-Strauss le loisir de poursuivre ces réflexions. Révoqué de ­l'enseignement en raison des lois raciales, il est invité à New York dans le cadre du programme de «sauvetage» des universitaires européens mené par la Fondation Rockefeller. En mars 1941, il em­barque sur le Capitaine-Paul-Lemerle, pour une «traversée de forçats» qui le mène en Martinique, en compagnie d'autres artistes et intellectuels, parmi lesquels André Breton qu'il retrouve à New York. Son séjour américain est le moment décisif de sa formation intellectuelle, pour au moins trois raisons: d'abord, il découvre l'anthropologie américaine, son approche très attentive aux détails concrets et les immenses quantités de données qu'elle a accumulées depuis le XIXe siècle; ensuite, il fréquente une communauté d'artistes (en particulier surréalistes) et d'universitaires en exil, autour desquels se réinventent déjà en partie les bases de la vie intellectuelle et politique française de l'après-guerre; enfin, il rencontre Roman Jakobson, dont la linguistique structurale lui fournit le cadre théorique qui lui permet de repenser intégralement les questions anthropologiques qui l'occupent. «Auparavant, dit-il, je faisais du structuralisme sans le savoir.» À New York, il écrit sa thèse, Les Structures élémentaires de la parenté, ouvrage fondateur à la fois pour l'anthropologie et pour la pensée du XXe siècle.

Le retour définitif en France, à la fin de 1947, ouvre une nouvelle période difficile. S'il soutient sa thèse en juin 1948, ses nombreux articles (sur la notion de structure, sur les rapports entre anthropologie et linguistique, sur l'organisation sociale, etc.), reconnus aux États-Unis, ne reçoivent pas l'accueil mérité. Après un double échec au Collège de France, en 1949 et 1950, Claude Lévi-Strauss est finalement nommé à l'École pratique des hautes études, à la section des sciences religieuses, ce qui l'oblige à changer de sujet d'études. Il entame la seconde partie de sa carrière: après la parenté, les mythes. Parallèlement, il reconstruit sa vie privée (il divorce de sa deuxième épouse, vend sa collection d'art «primitif» commencée à New York et rencontre celle qui devient –et qui est encore– sa troisième femme). Plus profondément, Claude Lévi-Strauss ne se reconnaît pas dans la France de l'après-guerre, ni dans sa vie intellectuelle (toujours gouvernée par les philosophies de la subjectivité, l'existentialisme au premier chef), ni dans sa vie politique: le pays ne veut pas reconnaître qu'il a connu la défaite et qu'il est devenu une puissance «moyenne» à l'échelle internationale, ce que confirme bientôt l'effondrement de son empire. De ce malaise, Tristes Tropiques est en quelque sorte le résultat. Dans ce livre écrit très rapidement et très librement, Claude Lévi-Strauss réorganise son expérience passée et poursuit la réflexion entamée avec Race et histoire en 1952, sur la place de la civilisation occidentale dans l'ensemble des cultures. Paradoxalement, cet ouvrage –le moins scientifique qu'il ait écrit– lui apporte la reconnaissance qu'il n'avait pu obtenir jusqu'alors. Partout, on salue un livre qui, en cette période de guerre froide, de menace de troisième guerre mondiale et de décolonisation, répond aux préoccupations les plus inquiètes. Claude Lévi-Strauss devient un intellectuel reconnu; il est élu au Collège de France en 1958, l'année où est publiée Anthropologie structurale, recueil qui donne enfin une large diffusion au structuralisme.

Les années1960 sont les plus fécondes de sa carrière, il a alors près de 60 ans. Il publie en 1962 La Pensée sauvage puis, de 1964 à 1971, les quatre tomes des Mythologiques. Son influence sur la vie intellectuelle est à son apogée et touche toutes les sciences humaines: philosophie, histoire, critique littéraire, etc. Il se tient pourtant à l'écart de la mode du structuralisme, étiquette qui devient de plus en plus passe-partout et se vide de son contenu théorique. Dans les années1970 et 1980, les honneurs succèdent aux honneurs (l'Académie française en 1973), les doctorats honoris causa aux doctorats honoris causa. Et les ouvrages comme La Voie des masques (1975), La Potière jalouse (1985), Histoire de Lynx (1991) portent la marque de la fidélité. Fidélité aux objets (les populations amérindiennes et leurs productions culturelles) et fidélité à soi-même: Claude Lévi-Strauss n'abandonne ni les principes fondamentaux du structuralisme, ni la dénonciation antihumaniste des philosophies du sujet, ni la critique des illusions de la modernité, ni le relativisme culturel fondamental qui est le sien et qui, comme chez Montaigne, s'accommode très bien d'un certain conservatisme chez soi.

Cette constance montre qu'un récit chronologique n'est sans doute pas la meilleure façon de raconter sa vie. S'il y a un «architecte» qui puisse mettre en ordre les événements de son existence, celui-ci, écrivait-il en 1955, devra être «plus sage que [son] ­histoire». Dans sa pensée comme dans la perception qu'il a de lui-même, Claude Lévi-Strauss conçoit toujours l'histoire comme un facteur venu du dehors et producteur de désordre. De sorte que, si son oeuvre a encore beaucoup à nous dire, lui-même retient d'abord du siècle qu'il a traversé un sentiment d'éloignement. Pour lui qui s'est très tôt interrogé sur les rapports des hommes et des sociétés à leur environnement, cela prend la forme d'un impla­cable constat**:

«Quand je suis né, il y avait un milliard d'hommes sur la terre, et quand je suis entré dans la vie active, après l'agrégation [en 1931], il y en avait un milliard et demi; ils sont six milliards maintenant, et ils seront huit ou neuf demain. Ce monde n'est plus le mien.».

 

*Le texte inédit de ces projets se trouve dans le volume des Œuvres («Bibliothèque de la Pléiade», Gallimard).

**Dans «Le coucher du soleil. Entretien avec Boris Wiseman»  (Les Temps modernes, n°628, 2004).