Testo apparso in Claude Lévi-Strauss, a c. di Michel Izard, Paris, L’Herne, 2004: 409-416.
Nous sommes redevables à Claude Lévi-Strauss, depuis La Geste d'Asdiwal au moins, d'avoir compris de façon définitive qu'il n'y a pas de fait social, de récit ou même d'événement qui ne soit passible d'une analyse révélant une armature logique qui en rend le sens compréhensible et permet la comparaison. Et cette intelligence logique du texte de quelque nature qu'il soit est différente de celle que fournit l'exégèse de son sens explicite.
On connaît les critiques d'extrême intellectualité découplée du réel qui furent adressées à cette approche. Cependant Claude Lévi-Strauss s'est défendu de l'accusation de «mentalisme», d'«idéalisme» ou d'hégélianisme qui lui était faite, notamment dans l'article «Structuralism and Ecology» (1972)1 en se référant au caractère structural déjà là de la nature. Citons: “Le matérialisme vulgaire et l'empirisme sensualiste confrontent l'homme directement à la nature, mais sans voir que celle-ci a des propriétés structurales qui ne diffèrent pas essentiellement, sauf par une plus grande richesse, des codes au moyen desquels le système nerveux les déchiffre, et des catégories élaborées par l'entendement pour rejoindre les structures du réel. Reconnaître que l'esprit ne peut comprendre le monde que parce qu'il est un produit et une partie de ce monde, n'est pas pécher par mentalisme ou idéalisme. C'est vérifier un peu mieux chaque jour qu'en essayant de connaître le monde, l'esprit accomplit des opérations qui ne différent pas en nature de celles qui se déroulent dans le monde depuis le commencement des temps.”
Ce faisant, Lévi-Strauss se réfère essentiellement à l'organisation cérébrale. “La perception visuelle repose au départ sur des oppositions binaires, et les neurologues accepteraient probablement d'étendre cette affirmation à d'autres secteurs de l'activité cérébrale. Par des voies jugées à tort hyperintellectuelles, le structuralisme redécouvre et amène à la conscience des vérités plus profondes que le corps énonce déjà obscurément.» Mais au-delà de la pure organisation cérébrale qui préexisterait à la pensée, il débouche in fine sur l'idée que «la réalité peut être signifiante en deçà du plan de la connaissance scientifique, sur celui de la perception par le sens», nous encourageant «à refuser le divorce entre l'intelligible et le sensible [...], et à découvrir une secrète harmonie entre cette quête du sens, à quoi l'humanité se livre depuis qu'elle existe, et le monde où elle est apparue et où elle continue de vivre».
Ce sont ces idées que je prends comme point de départ pour suggérer la possibilité d'un renouveau du structuralisme, que l'on voit déjà en train de se faire. Il cumule plusieurs traits qui nous viennent de l'oeuvre de Claude Lévi-Strauss et des concepts et méthodes qu'il a mis sur le marché mais qu'il est possible peut-être d'envisager de façon légèrement décalée.
Le premier est l'intégration du corps et des affects, du corps sensible, au coeur du domaine soumis à une analyse qu'on dira peut-être plus structurante que structurale. Il s'agit moins en effet de l'application de la méthode d'analyse structurale que de la mise en évidence d'une structure déjà là, organisant en réseau d'interconnexions tant le champ qu'on s'entend à appeler social que celui du corps sensible, acteur et partie prenante de ce champ. D'une certaine manière, il est sans doute devenu dans nos esprits, tout aussi difficile de separer de façon précise l'organisation sociale de celle du corps sensible qu'il l'est d'envisager sur un mode duel le corps et des principes éthérés de son animation. On le voit dans le texte cité ci-dessus («le structuralisme... amène à la conscience des vérités plus profondes que le corps déjà énonce obscurément»), cette approche rejetant le divorce entre l'intelligible et le sensible était bien celle de Claude Lévi-Strauss, même si ce n'est pas sur ce point qu'il a porté en priorité ses efforts. Mais il fallait sans doute en passer tout d'abord par la nécessité de montrer les opérateurs structurants de ce qui relevait de «l'intelligible», au sein de cultures particulières ou d'ensembles culturels.
Sur un registre légèrement différent, Claude Lévi-Strauss souligne à la fin de L’Homme nu que si les oppositions binaires existent dans l'esprit, c'est qu'elles sont déjà dans le corps et les choses. C'est la «trituration» intellectuelle propre à l'humanité qui les fait apparaître dans leur rigueur, telle celle du même et du différent fondatrice à mon sens de toutes les autres, dont j'ai postulé qu'elle s'origine dans la réflexion des humains sur la perception de l'irréductible différence sexuée, plaçant ainsi au plus profond du corps la base des constructions symboliques et structurales. Cette opposition devient en effet du même coup fondatrice non seulement des catégories binaires qui ne sont pas neutres par ailleurs, mais de l'aptitude humaine à organiser de façon structurée l'univers de l'homme, celui de la réalité concrète, mais aussi l'univers cosmologique et l'univers mental.
En effet, et c'est là encore un développement légèrement gauchi des idées fortes de Claude Lévi-Strauss, la tendance à la structuration des organisations n'est-elle pas simplement, peut-être, l'effet d'une commune organisation cérébrale pour tous les hommes depuis les origines du genre Homo, ou d'états cérébraux pré-existants qui préfigurent en les canalisant non seulement nos affects et pensées mais aussi l'expression réfléchie et concertée qu'en donnent les systèmes globaux de représentation. On peut à l'inverse, neurologiquement parlant, envisager un façonnage des possibilités naturelles de l'organisation cérébrale par l'établissement de synapses ad hoc à partir des impressions et sensations ressenties par l'enfant dès la naissance. Si ce conditionnement synaptique, tel qu'on a pu le montrer pour des capacités physiques par des expériences sur des animaux, se fait dès l'enfance et cela depuis les origines de notre espèce, c'est bien le corps sensible et la manière dont il est manipulé très tôt qui créent le câblage neuronal et induisent par la suite chez l'individu une forme d'automaticité première (qui peut être récusée ensuite) des réponses tant émotionnelles que sociales. Les émotions retrouvent ainsi une place dans la construction symbolique du réel. Et par effet de feed-back, d'autres émotions canalisées surgissent de la mise en place des structures ainsi construites.
L'introduction, ou la mise au centre du dispositif, du corps sensible est une préoccupation bien présente dans l'oeuvre de Claude Lévi-Strauss. Dans cet avenir du structuralisme, il s'agit d'en faire l'enjeu majeur, tant sur le plan des objets étudiés que de la façon dont le traitement du corps sensible agit sur la construction du câblage cérébral, lequel est condition de l'expression de la pensée. C'est cette faculté particulière laquelle dépend de l'expérience du corps sensible qui permet aux humains en société de construire leur réel et de le rendre partageable - même si dans chaque société l'immense majorité d'entre eux (sinon tous) est incapable de décortiquer les associations construites; qui permet aux ethnologues de reconstruire des réels particuliers en les traduisant dans leurs mots pour les rendre intelligibles et comparables à d'autres; qui permet enfin aux lecteurs et témoins étrangers soit d'entrer en sympathie ou en coin préhension quasi immédiate devant des logiques associatives qui aboutissent à des structurations du réel différentes de la leur, soit au contraire de les rejeter en bloc.
Le deuxième point touche à la méthode et à la notion d'invariance, telles que Claude Lévi-Strauss les a élaborées. Comme on le verra, j'infléchis cette dernière notion vers celle de “cadre invariant”, entendu comme la mise en rapport par l'esprit, mise en rapport conçue comme nécessaire, de notions appartenant à de mêmes registres ou à des registres différents. Ainsi, pour en prendre un qui se voit aisément, entre choix du conjoint et transmission des substances corporelles. Les cadres invariants ainsi définis peuvent être très larges, comme dans cet exemple, ou extrêmement pointus: ainsi, par exemple, la façon de disposer des cadavres en rapport avec leur qualité intrinsèque de chaleur ou de froideur. La mise en rapport de faits relevant d'ordres différents semble être une nécessité intellectuelle, mais ne sont pas universels et constants ni les ordres de faits appariés, ni, naturellement, les réponses qu'apporte chaque groupe humain à la question ainsi posée. Cette façon de concevoir l'invariance augmente les possibilités d'accès à la comparaison et l'usage de celle-ci. Si Claude Lévi-Strauss n'a pas lui-même envisagé de façon formelle les choses de cette façon, du moins les a-t-il mises en actes. Dans “Nobles sauvages”2, il utilise le cadre invariant de la mise en rapport de règles de filiation et de règles de résidence affrontées, pour faire surgir comme une des réponses possibles le concept de “maison”, et il montre en comparant des exemples indiens de la Côte pacifique nord-ouest et des exemples de l'Europe du Moyen Âge, que la réponse “maison”, à côté d'autres réponses d'organisation sociale de type unilinéaire, induit des systèmes étrangement proches malgré l'éloignement temporel et géographique entre les sociétés en question.
Chaque cadre invariant présente une réponse locale, c'est-à-dire une solution au problème tel qu'il est tout entier contenu dans la mise en présence de notions corrélées. Mais il contient aussi, convoqués pour conduire à la réponse, les éléments de solution d'autres cadres invariants. Et lui-même sera requis sous la forme de sa réponse comme assise partielle de la solution d'autres cadres situés à d'autres endroits de la chaîne ou du réseau total.
Ajoutons à la notion de cadre invariant celle de chaînes de significations associées, lesquelles naissent de la succession transitive de notions sous forme de cadres, en fonction de contraintes sémantiques, logiques ou contextuelles. Il est nécessaire de postuler l'existence de ces enchaînements opérés mentalement pour rendre compte des réseaux interconnectés et intersignifiants mis à jour lors d'explorations méthodiques de cultures particulières. Mais on peut encore aller plus loin, comme on le verra.
Le troisième paramètre, pour reprendre une expression de Claude Lévi-Strauss lui-même3, correspond en effet à une ouverture plus large de compas. Il s'agit de traiter des cadres invariants qui s'enchaînent avec des séries de significations particulières, non dans une seule population, ni dans un champ culturel ou thématique donné, mais au sein de l'ensemble géographique et historique de tous les cas possibles sur lesquels une information utilisable est disponible. Cela ne signifie pas pour autant que les deux autres approches: mettre à jour la structure mentale des associations et des organisations d'une société donnée, ou dans un champ culturel de transformations, n'ont pas de validité, bien au contraire. Il s'agit simplement d'ouvrir le champ des possibles, en légitimant cette pratique - cela va de soi - autant que faire se peut. C'est ce à quoi nous allons nous essayer dans ce qui suit. Ce sont tous ces fils, noués ensemble, qu'il conviendrait de suivre. Ces traits doivent tout à la réflexion de Claude Lévi-Strauss, mais par leur combinaison, leur extension et leur possible gauchissement, on peut voir se profiler un avenir du structuralisme, et sans doute déjà un présent, plein de promesses et de riches réalisations.
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