In occasione del centenario di Lévi-Strauss , Philosophie magazine, n. 21, 2008, ha diffuso sul web (http://www.philomag.com/fiche-dossiers.php?id=45) un dossier dedicato all’antropologo, articolato in tre parti: quella che segue, “Les structures de l’esprit”, è la seconda.
La pensée sauvage
En 1962, Claude Lévi-Strauss publie La Pensée sauvage pour montrer que la «pensée des sociétés sauvages» n'est pas illogique, irrationnelle, émotive, mais qu'elle repose sur une «logique» que la pensée savante avait oubliée, parce qu'elle se développe «à l'état sauvage», dans la relation avec la nature (silva, la forêt). Parler de «pensée sauvage», c'est rompre avec le thème de la «mentalité primitive» introduit par Lucien Lévy-Bruhl en 1922. Les sociétés sauvages ne sont pas «primitives», elles se sont développées parallèlement aux sociétés modernes avec leurs propres moyens. En outre, elles ne se caractérisent pas par une «mentalité» close, mais elles mettent en oeuvre une «pensée» qui est encore la nôtre dès que nous cessons de penser comme des savants. La «pensée sauvage» est une «science du concret», qui «bricole» avec des éléments du sensible pour leur donner un autre sens que celui qu'ils prennent dans la perception immédiate. À la différence de la science de «l'ingénieur», qui projette sur la nature des idées déjà conçues par la culture, la pensée sauvage perçoit des éléments naturels comme culturels et inversement, sans jamais que nature et culture soient conçues comme des domaines ontologiques séparés. Elle est capable de «totalisation», de porter à la fois vers le concret (les nouveaux-nés, les maladies…) et vers l'abstrait (les catégories, les nombres…) dans un double mouvement d'universalisation et de particularisation. En cela, elle peut rivaliser avec la «raison dialectique» décrite par Jean-Paul Sartre pour les sociétés modernes. Nous retrouvons en nous cette «pensée sauvage», selon Claude Lévi-Strauss, dès que nous nous livrons à la contemplation esthétique. Notre perception n'est alors plus soumise à un impératif de rendement, elle vise à totaliser en un seul instant l'ensemble des éléments signifiants du sensible. La pensée sauvage n'est donc pas opposée à l'histoire et à l'événement: elle intègre l'événement dans une totalité structurée qui lui donne sens en révélant la pluralité de ses interprétations.
Le relativisme culturel
L'anthropologie s'est constituée depuis Montaigne sur un relativisme de principe. Devant l'étrangeté des coutumes et des croyances relevées par les observateurs dans le Nouveau Monde, nous ne pouvons soumettre ces sociétés éloignées au jugement de la conscience européenne, en les accusant de superstition ou d'idolâtrie: ce serait être plus «barbares» que les «barbares», puisqu'au lieu d'accuser des individus de sorcellerie nous accuserions toute une partie de l'humanité. Le relativisme est d'abord moral et devient épistémologique lorsque Herder forge la notion de «Kultur» pour décrire les oeuvres littéraires d'une époque qui ne saurait être considérée comme inférieure à une autre. Il y a un progrès dans les sciences mais aucun en art, chaque époque exprimant artistiquement toutes ses possibilités.
À ces deux formes de relativisme (moral, épistémologique), l'anthropologie en ajoute une troisième: certes, les sociétés ou «cultures» ne peuvent être comparées du point de vue de la conscience morale, mais elles peuvent l'être entre elles, depuis les différents termes qu'elles mettent en relation. L'anthropologie structurale, avant d'être un relativisme culturel, est un relationnisme social: elle pose que les sociétés sont faites de relations, qui ne peuvent être rapportées à la polarité de la conscience jugeant les phénomènes humains depuis une position centrale.
Le cru et le cuit
L'opposition entre le cru et le cuit est la première relation dont part Claude Lévi-Strauss pour analyser les mythes amérindiens qui constituent le matériau des Mythologiques. Que les espèces animales ou végétales soient consommées crues ou cuites importe pour la pensée amérindienne, car c'est le rapport de la société à la nature depuis l'introduction du feu de cuisine au néolithique qui est impliqué. Cette opposition déplace à l'intérieur de la société celle entre nature et culture: le cru est plus proche de la nature, le cuit de la culture, mais une viande peut aussi être trop crue (c'est le pourri) ou trop cuite (c'est ce que Claude Lévi-Strauss appelle le «triangle culinaire»).
La gastronomie établit une «bonne distance» entre le cru et le cuit, en introduisant des termes intermédiaires comme le bouilli, le rôti et le fumé. L'opposition entre le cru et le cuit illustre le projet d'une «logique des qualités sensibles» qui anime Claude Lévi-Strauss dans les Mythologiques: au lieu de partir d'oppositions abstraites, la pensée amérindienne part d'oppositions concrètes pour élaborer toute une mythologie. «L'homme nu», sur lequel se clôt le cycle des Mythologiques, c'est l'homme revenu en deçà du cru (l'anglais utilise le même mot raw pour désigner le cru et le nu), au point de plus grande abstraction où, avant d'être consommateur de viande crue ou cuite, il n'est rien qu'homme –c'est-à-dire esprit.
La magie et les mythes
En 1954, Claude Lévi-Strauss s'intéresse aux mythes et aux discours mythiques. La magie est une pratique par laquelle des êtres invisibles (ancêtres, divinités, animaux…) sont invoqués pour résoudre le problème d'un individu. Claude Lévi-Strauss s'interroge sur «l'efficacité symbolique» de la magie, et montre, à la suite de Marcel Mauss, qu'elle tient à la capacité d'un sorcier (ou chamane) de rassembler les éléments pertinents de la culture dans un récit unifiant qui fait sens pour l'individu. Le magicien met en rapport les éléments les plus incongrus du réel d'une façon qui résout un problème dans une situation de trouble: il «fait aller ensemble le bec de pic et la dent de l'homme» pour guérir un mal de dents. La magie n'est donc pas une ignorance de la causalité mais, au contraire, une recherche intégrale de la causalité: c'est une pensée qui cherche à relier tous les éléments du réel sans distinguer les niveaux de détermination. Le mythe est le discours qui accompagne cette pratique. Ce récit met en scène les entités pertinentes pour la société de façon à résoudre un problème en revenant à un conflit originaire. Ainsi, le cycle des Mythologiques s'ouvre sur l'analyse d'un mythe Bororo décrivant un conflit entre un père et son fils obligeant celui-ci à monter dans un arbre pour attraper des oiseaux et à explorer tout un monde céleste dont il reviendra pour se venger. Claude Lévi-Strauss applique au mythe les méthodes de l'analyse structurale: il repère des «mythèmes» (comme le dénicheur d'oiseau, qui doit aller de bas en haut) qu'il met en relation avec d'autres, de façon à expliquer le mythe comme la résolution d'une contradiction (par exemple entre haut et bas, la terre et le ciel, la nature et la culture). Il emprunte donc son analyse de la magie et du mythe au marxisme, qu'il renouvelle par l'anthropologie structurale: les pratiques discursives visent à résoudre une contradiction réelle en la déplaçant à des niveaux de plus en plus abstraits de la pensée.
Les structures de la parenté
La parenté est le premier domaine où s'éprouve l'anthropologie structurale parce que c'est le domaine où le plus grand nombre de faits ont été rapportés sans que des principes unifiants aient été trouvés. Dans Les Structures élémentaires de la parenté, publié en 1949, Claude Lévi-Strauss montre que les systèmes de parenté les plus complexes (notamment en Inde et en Chine) peuvent être éclairés par des systèmes plus simples, observés en Australie, qu'il décrit comme des formes d'échange: un clan cède une femme à un autre dans l'attente d'en recevoir une femme au bout d'un certain nombre de générations (l'échange peut être généralisé ou restreint selon la capacité à spéculer sur la durée de l'attente). Ces systèmes s'éclairent ainsi à partir du mécanisme de l'alliance, ce qui conduit Claude Lévi-Strauss à laisser de côté les problèmes de la filiation. L'alliance est ce qui permet à un groupe social de s'ouvrir aux autres groupes avec lesquels il peut échanger. C'est pourquoi la signification anthropologique de la parenté est signalée, selon Claude Lévi-Strauss, par la règle universelle de la prohibition de l'inceste, qui interdit de prendre femme chez soi et oblige à la prendre ailleurs, passant ainsi de la promiscuité naturelle à l'échange culturel. Il n'a traité que des structures élémentaires de la parenté, qui prescrivent un conjoint dans un groupe social donné, et a laissé de côté les structures complexes, comme celles des sociétés européennes, qui interdisent un certain type de conjoints et laissent ouverte la possibilité d'épouser tous les autres conjoints. Si l'universalité de la prohibition de l'inceste a été contestée, le caractère nécessaire de l'échange pour la vie sociale est une des intuitions les plus profondes de l'anthropologie structurale.
Anthropologie structurale
L'anthropologie structurale se présente comme la science des structures qui déterminent de façon sous-jacente les phénomènes humains. Elle s'appuie sur le modèle de la linguistique structurale, qui montre que les langues sont organisées en systèmes de termes différentiels (comme le phonème b, qui en français s'oppose à v, mais pas en espagnol). Le structuralisme se constitue sur la thèse selon laquelle la signification d'un phénomène humain ne lui est pas interne, mais dépend de sa relation avec les autres phénomènes de même type dans un système. Par exemple, la signification de l'oncle maternel dépend de la relation avec le père dans un système matrilinéaire ou patrilinéaire, ou la signification d'une espèce naturelle dans un mythe dépend de l'ensemble des espèces naturelles invoquées dans ce mythe ou dans des mythes voisins. Cela ne veut pas pour autant dire que les structures sont des totalités fonctionnelles closes sur elles-mêmes: chaque structure est animée d'un déséquilibre interne (ce que Claude Lévi-Strauss appelle le décalage entre le signifiant et le signifié) qui la conduit à se transformer en rapport avec d'autres structures homologues.
Esprit/inconscient
L'anthropologie structurale se présente comme une science des structures inconscientes, pour une raison très simple: les hommes n'ont pas besoin d'être conscients des règles par lesquelles ils agissent, il suffit qu'ils agissent selon ces règles comme l'ont toujours fait les hommes avant eux. L'anthropologue est donc celui qui rend conscient les règles inconscientes par lesquelles les hommes agissent. En cela, il rivalise avec le psychanalyste, car celui-ci interprète également les lapsus, les actes manqués, les associations par lesquelles les hommes révèlent l'inconscient qui les détermine. Mais à la différence du psychanalyste, l'anthropologue étudie des sociétés et non des individus, et il ne peut en revenir à un récit originaire par lequel l'individu coïncide à nouveau avec lui-même. C'est pourquoi Lévi-Strauss critique chez Freud la tentation de revenir à un événement traumatisant originaire au lieu de se contenter d'analyser la logique des associations inconscientes. Si «l'ethnologie est une psychologie», comme le dit Lévi-Strauss dans La Pensée sauvage, ce n'est pas qu'elle revient à analyser l'inconscient collectif d'une société, comme le ferait un psychanalyste pour un individu, c'est d'abord qu'elle s'intéresse aux processus mentaux par lesquels les hommes élaborent des pratiques et des récits qui sont pour eux signifiants. L'anthropologie structurale pose qu'aucune pratique, si étrange soit-elle, ne s'écarte des mécanismes fondamentaux de l'esprit humain: «Les hommes ont toujours pensé aussi bien.» Il reste alors à faire voir comment la diversité des pratiques humaines manifeste l'universalité de l'esprit humain: c'est que l'esprit humain est aux yeux de Lévi-Strauss une réserve de structures purement formelles, qu'il combine en une multiplicité de variantes sans cesser d'engendrer de la signification.
Pour aller plus loin
L'oeuvre de Claude Lévi-Strauss
Œuvres («Bibliothèque de la Pléiade», Gallimard, 2008): cette édition de Vincent Debaene, Frédéric Keck, Marie Mauzé et Martin Rueff contient les grands textes de l'ethnographe. En appendice, des textes inédits et des documents de travail sélectionnés par Claude Lévi-Strauss.
Les Structures élémentaires de la parenté (PUF, 1949): sa thèse de doctorat qui, avec sa théorie de l'alliance, introduit en anthropologie la méthode d'analyse structurale inspirée par la linguistique.
Race et histoire (éd. de l'Unesco, 1952): écrit à la demande de l'Unesco, cet essai consacré au problème du racisme rappelle combien il est absurde et impossible de comparer et de hiérarchiser les cultures.
Anthropologie structurale (Plon, 1958): une exposition de la méthode structurale avec des exemples de son application dans l'analyse des systèmes de parenté ou de la structure des mythes.
Mythologiques I: Le Cru et le Cuit (Plon, 1964): à partir de l'opposition du cru et du cuit, Claude Lévi-Strauss déploie la puissance logique d'une mythologie de la cuisine conçue par les tribus sud-américaines.
Mythologiques II: Du miel aux cendres (Plon, 1967): un itinéraire à travers les mythes des Indiens d'Amérique du Sud, en partant de l'opposition du miel et du tabac. Mythologiques III: L'Origine des manières de table (Plon, 1968): poursuivant le déroulement symbolique d'un mythe amazonien, Claude Lévi-Strauss propose une Mythologiques IV: L'Homme nu (Plon, 1971): une étude de la dimension mythique de l'Univers, de la nature et de l'homme. Anthropologie structurale II (Plon, 1973): un recueil d'articles appliquant l'analyse structurale aux mythes et à la littérature, aux beaux-arts ou à la vie urbaine de nos sociétés.
Le Regard éloigné (Plon, 1983): Une réflexion sur la condition humaine et la crise que traverse, selon l'auteur, l'Occident.
De près et de loin, entretiens avec Didier Eribon (Odile Jacob, 1988, réédité en 2008): bilan d'une vie marquée par les voyages et les rencontres autant que par la littérature, la peinture et la musique.
Saudades do Brasil (Plon, 1995, réédition en 2008): témoignage photographique sur le Brésil et ses habitants.
L'oeuvre commentée
Claude Lévi-Strauss, une biographie, par Denis Bertholet (Odile Jacob, 2008): de ses débuts aux États-Unis, de sa découverte de l'ethnologie à la création d'une chaire d'anthropologie au Collège de France.
Le Vocabulaire de Lévi-Strauss, par Patrice Maniglier (Ellipses, 2002): une étude de ses concepts clés.
Claude Lévi-Strauss, une introduction, de Frédéric Keck (Pocket, 2005): une brillante analyse de la pensée lévi-straussienne à travers la diversité des objets sur lesquels elle s'est éprouvée.
Claude Lévi-Strauss : le passeur de sens, de Marcel Hénaff (Perrin, 2008): une étude du rôle crucial de transmission joué par Claude Lévi-Strauss pour les récits des cultures orales.
Claude Lévi-Strauss, par Catherine Clément («Que sais-je?», PUF, réédité en 2008): la philosophe retrace les grandes lignes de sa pensée et les polémiques qui l'entourèrent.
Lévi-Strauss. L'Herne, dirigé par Michel Izard (Les cahiers de l'Herne, 2004): contributions des plus grands spécialistes d'anthropologie.
À voir
Claude Lévi-Strauss, documentaire de Pierre Beuchot (DVD, éd. du Montparnasse, 2006).
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